dimanche 10 novembre 2013

Les pas de côté

Inspiré par J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux.

« Frodon et Sam se tenaient comme sous l'effet d'un enchantement. Le vent lança une dernière bouffée. Le feuilles pendirent de nouveau silencieuses aux branches raides. La chanson jaillit derechef, et puis, soudain, sautant et dansant dans le sentier, parut au-dessus des roseaux un vieux chapeau cabossé à haute calotte, avec une longue plume bleue fichée dans le ruban. Un nouveau sautillement et un bond amenèrent en vue un homme, ou tout au moins le semblait-il. En tout cas, il était de trop forte carrure et trop lourd pour un Hobbit, s'il n'était pas tout à fait d'assez haute taille pour être un des Grandes Gens, bien qu'il fît assez de bruit pour cela, clopinant sur d'épaisses jambes couvertes de grandes bottes jaunes et chargeant à travers l'herbe et les joncs comme une vache qui descend boire. Il avait un manteau bleu et une longue barbe brune; ses yeux étaient bleus et brillants, et sa figure d'un rouge de pomme mûre, mais plissée de mille rides de rire. Il portait dans ses mains sur une grande feuille comme sur un plateau un petit tas de lis d'eau blancs. »

Venu au secours des Hobbits perdus dans les bois de la Vieille Forêt, il les aide à retrouver le bon chemin.

« [...] — mes petits amis, dit-il, se baissant pour regarder leurs visages. Vous allez venir à la maison avec moi. La table est toute chargée de crème jaune, de rayons de miel, de pain blanc et de beurre. Baie d'Or vous attend. Il sera temps de poser des questions autour de la table du souper. Suivez-moi aussi vite que vous le pourrez !
Sur ces mots, il ramassa ses lis et, avec un signe de la main, il s'en fut en sautillant et en dansant dans le chemin vers l'est, non sans continuer à chanter d'une voix forte ses chansons dépourvues de sens. »

Après deux jours de repos, il leur prodiguera des conseils avisés pour le reste d'un périple qui ne fait que commencer : arrivés à Fontcombe, il leur faudra aller en Mordor ; victorieux en Mordor, il faudra revenir dans la Comté ; puis de la Comté aux havres Gris, enfin des Havres Gris au-delà de la grande mer...
Car s'il vaut mieux la fin d'une chose que son commencement, c'est parce que toute fin est nouveau commencement.

Un chemin véritable est-il autre chose qu'une invitation à marcher ?


Mais comment bien marcher ?
Le fou et le désespéré marchent sans but. L'indifférent et l'esclave marchent sans joie. L'homme pressé court au-delà de ses forces et sa cadence effrénée l'épuise vite. Enfin, il n'y a que l'insouciant pour cheminer sans nourriture ou le possédé pour refuser le repos le long du long chemin.
Alors : comment bien marcher ?

Le chemin, pour l'instant et en ces lieux, ce sont vos études.
Tom Bombadil, c'est le Savoir, la connaissance et la pratique du cours. Il viendra à votre secours si vous vous égarez, mais il vaut mieux marcher dès à présent dans ses pas ;-)
Baie d'Or (vers laquelle Tom revient chaque soir), c'est la Sagesse qui éclaire, inspire, oriente et attire ce savoir.
Elle ne se rencontre pas dans les sentiers des études, mais dans la maison, à la lumière des chandelles.
La Sagesse, pour vous, sera donc de nourrir votre savoir régulièrement, chaque soir, fidèle à la table toute chargée de mets qui vous attend.
Sur cette table, des aliments incontournables et fortifiants : de la crème jaune, des rayons de miel, du pain et du beurre... Le parfait menu des contes de fées ! — A vous de deviner, en marche et désireux de prolonger l'allégorie, ce qui peut se cacher derrière les 4 aliments du marcheur studieux...
Aliments tellement indispensables que Tom Bombadil en donne la liste une seconde fois lorsque les Hobbits arrivent enfin à la maison.

« Une porte s'ouvrit, et Tom Bombadil entra. Il n'avait plus de chapeau, et son épaisse chevelure brune était couronnée de feuilles automnales. Il rit et, s'avançant vers Baie d'Or, il lui prit la main.
— Voici ma belle dame! dit-il en saluant les Hobbits. Voici ma Baie d'Or vêtue de vert-argent avec des fleurs à sa ceinture ! La table est-elle mise ? Je vois de la crème jaune et des rayons de miel, du pain blanc et du beurre ; du lait, du fromage, des herbes vertes et des baies mûres récoltées. Cela nous suffit-il ? Le souper est-il prêt ?
— Oui, dit Baie d'Or ; mais peut-être les hôtes ne le sont-ils point ?
Tom battit des mains et s'écria :
— Tom, Tom ! tes hôtes sont fatigués et tu as failli oublier ! Venez, mes joyeux amis, et Tom va vous rafraîchir ! Vous allez nettoyer vos mains sales et laver vos visages las ; débarrassez-vous de vos manteaux boueux et peignez vos cheveux emmêlés ! »

Aliments indispensables mais également, vous l'aurez noté, des douceurs faites d'herbes vertes et de baies mûres récoltées.
Elles ont toujours été sur la table, quand bien même Tom ne les mentionnait pas.
Ces baies mûres récoltées sont les offrandes de la nature au marcheur qui explore ses sentiers.
Pour les prendre, il faut faire... un pas de côté ; se pencher au cours d'une pause qui permet de reprendre souffle et de repartir avec, au creux de la main, une poignée de baies sucrées qui renouvelle la joie du marcheur.

Surprises inattendues, petits trésors sucrés au détour d'un sentier, à travers les ronces et les épines.
Douceurs inutiles en apparence seulement. Inutiles pour le fou, l'indifférent et le possédé qui ne savent pas s'arrêter pour mieux repartir.

Autant de baies mûres récoltés le long du chemin, autant d'échos...
Si vous vous demandez encore ce que cela à voir avec la physique ou ce que la physique a à voir avec cela, c'est que vous n'avez pas encore assez marché !

Prémonition ou sage analyse



« La vitesse n'est pas un produit, mais bien plutôt une dépense ; ou, en d'autres termes, la vitesse coûte plus qu'elle ne rapporte. Chacun a remarqué la lenteur des maçons, et aussi de leurs machines ; une grosse pierre qui monte fait à peu près un mètre à la minute, comme au temps des Pyramides. La sagesse des entrepreneurs semble avoir compris, au moins par les effets, qu'à vouloir gagner du temps on perd de l'argent. Toutefois, ce principe sonne mal aux oreilles. On comprend que le directeur d'un grand port ait d'autres idées, quand il voit les navires serrés comme des harengs, perdant alors leur temps, et arrêtant le mouvement du commerce. C'est pourquoi il méprise la méthode, du maçon, et invente quelque appareil élévatoire qui multiplie la vitesse au lieu de la diviser. C'est ainsi qu'on invente un vigoureux piston qui actionne un moufle monté à l'envers ; et au bout d'un fil d'acier on voit voltiger les tonneaux, les ballots, les pierres. Ainsi un navire est déchargé trois fois plus vite que par le système des Pharaons ; les quais sont promptement dégagés ; les navires gagnent un jour ou deux sur le temps du voyage. Par le même raisonnement, on se moque des voiliers, qui font de grands détours pour chercher les vents et les courants. Non seulement on marche à la vapeur, mais on travaille à haute pression, on chauffe au mazout, on gagne du temps. Toujours d'après la même idée, on aplanit les voies ferrées, on adoucit les courbes ; on gagne encore sur la mise en vitesse en remplaçant l'ancienne locomotive par une énorme machine fixe, qui, par des fils électriques, merveilleuses courroies, tire cent trains à la fois. Le charbon remonte de la mine à la même allure, par des engins du même genre. Ainsi tout voltige, et le trafic ronfle et tourbillonne. L'avion commence à mépriser toutes ces bêtes rampantes ; dix fois plus vite il emporte des robes, des fleurs, et le commerçant lui-même. Temps gagné.

Je dis : argent perdu. je vois bien les rivalités, et ce que chacun gagne à arriver le premier, s'il le peut, pour négocier, pour offrir avant les autres le produit impatiemment attendu. D'où résultent des profits, c'est évident. Je veux appeler valeurs de guerre ces richesses que l'on conquiert sur le voisin par la vitesse même ; et aussi tous les équipements qui permettent de vaincre en gagnant sur le transport un jour ou une heure. Au fond, c'est la guerre proprement dite qui mène le jeu. L'avion ne paierait pas si la guerre n'avait pas besoin d'avions. Mais toute méthode qui cherche à vaincre par la vitesse est réellement une méthode de guerre. Le vainqueur ne compte pas les dégâts ; il espère bien s'enrichir sur des ruines. On commence à connaître la grande déception, celle qui est militaire. On pense moins à cette déception diffuse, qui vient de chercher la vitesse en presque tous les travaux ; toutefois, on commence à la sentir. Le crédit, l'escompte, la monnaie sont des signes terrifiants, et, à ce que je crois, indéchiffrables.

La vitesse n'est pas indéchiffrable. Quand vous déchargez des navires trois fois plus vite, vous avez trois fois plus de produits dans le même temps ; mais vous dépensez pour le moins neuf fois plus de travail ; et encore ce rapport, d'après lequel le travail dépensé s'accroît comme le carré de la vitesse, est théorique, c'est-à-dire bien au-dessous de ce qu'on doit attendre d'après la violence des chocs, des frottements, du freinage, qui usent et disloquent nos mécaniques. Raisonnons sur des vues théoriques que personne ne peut contester ; et, réduisant tout en journées de travail, disons que triple vitesse suppose neuf journées de travail pour une. Et heureusement nous exploitons, par nos machines, des choses comme charbon et pétrole qui ajoutent leur énergie accumulée au travail humain. Si nos machines couraient seulement à force de bras, il y a longtemps que nous serions ruinés. Mais toujours doit-on dire que cette énergie naturelle qui nous est donnée dans le charbon et le pétrole, nous la gaspillons à chercher la vitesse et encore la vitesse. Et comme il n'est point de vent, ni de torrent, ni de houille, qui travaille pour nous sans construction, extraction, surveillance, nous arriverons inévitablement à un moment où la vitesse ne paiera plus, en résultats, le travail humain qu'elle suppose. A ce moment-là, toute l'humanité se ruinera en travaillant, comme font déjà les avions, les paquebots et les trains rapides. Alors on verra s'écrouler les entreprises les plus admirables, et le très sage paysan, l'homme du treuil à main, et le tranquille maçon en recevront les débris sur la tête. N'est-ce pas commencé ? »

Alain, Propos, 13 mai 1932.

Apprendre à vouloir

« Il y a longtemps que je suis las d'entendre dire que l'un est intelligent et l'autre non.
Je suis effrayé, comme de la pire sottise, de cette légèreté à juger les esprits. Quel est l'homme, aussi médiocre qu'on le juge, qui ne se rendra maître de la géométrie, s'il va par ordre et s'il ne se rebute point ? De la géométrie aux plus hautes recherches et aux plus ardues, le passage est le même que de l'imagination errante à la géométrie ; les difficultés sont les mêmes ; insurmontables pour l'impatient, nulles pour qui a patience et n'en considère qu'une à la fois. De l'invention en ces sciences, et de ce qu'on nomme le génie, il me suffit de dire qu'on n'en voit les effets qu'après de longs travaux ; et si un homme n'a rien inventé, je ne puis donc savoir si c'est seulement qu'il ne l'a pas voulu.

Ce même homme qui a reculé devant le froid visage de la géométrie, je le retrouve vingt ans après, en un métier qu'il a choisi et suivi, et je le vois assez intelligent en ce qu'il a pratiqué ; et d'autres, qui veulent improviser avant un travail suffisant, disent des sottises en cela, quoiqu'ils soient raisonnables et maîtres en d'autres choses. Tous, je les vois sots surabondamment en des questions de bon sens, parce qu'ils ne veulent point regarder avant de prononcer. D'où m'est venue cette idée que chacun est juste aussi intelligent qu'il veut. Le langage aurait pu m'en instruire assez ; car imbécile veut exactement dire faible ; ainsi l'instinct populaire me montre en quelque sorte du doigt ce qui fait la différence de l'homme de jugement au sot. Volonté, et j'aimerais encore mieux dire travail, voilà ce qui manque.

Aussi ai-je pris l'habitude de considérer les hommes, lorsqu'il me plaît de les mesurer, non point au front, mais au menton. Non point la partie qui combine et calcule, car elle suffit toujours ; mais la partie qui happe et ne lâche plus. Ce qui revient à dire avec d'autres mots qu'un bon esprit est un esprit ferme. La langue commune dit bien aussi un faible d'esprit pour désigner l'homme qui juge selon la coutume et l'exemple. Descartes, dont la grande ombre nous précède encore de loin, a mis au commencement de son célèbre Discours une parole plus souvent citée que comprise : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. » Mais il a éclairé plus directement cette idée en disant en ses Méditations que le jugement est affaire de volonté et non point d'entendement, venant ainsi à nommer générosité ce que l'on veut communément appeler intelligence.

On n'arrive jamais à trouver des degrés dans l'intelligence. Les problèmes, réduits au simple, comme de faire quatre avec deux et deux, sont si aisés à résoudre que l'esprit le plus obtus s'en tirerait sans peine, s'il n'était pas empêtré de difficultés imaginaires [Alain rejoint donc partiellement Bachelard qui parle de « la psychologie de l’erreur, de l’ignorance et de l’irréflexion »].
Je dirais que rien n'est difficile, mais que c'est l'homme qui est difficile à lui-même. Je veux dire que le sot ressemble à un âne qui secoue les oreilles et refuse d'aller. Par humeur, par colère, par peur, par désespoir ; oui, ce sont de telles causes ensemble et tourbillonnant qui font que l'on est sot. Cet animal sensible, orgueilleux, ambitieux, chatouilleux, aimera mieux faire la bête dix ans que travailler pendant cinq minutes en toute simplicité et modestie. Comme celui qui se rebuterait au piano, et, parce qu'il se tromperait trois fois de suite, laisserait tout là. Toutefois, on travaille volontiers à des gammes ; mais, à raisonner, on ne veut pas travailler. Peut-être par le sentiment qu'un homme peut se tromper de ses mains, mais qu'il ne lui est pas permis, sans grande humiliation, de se tromper de son esprit, qui est son bien propre et intime. Il y a certes, de la fureur dans les têtes bornées, une sorte de révolte, et comme une damnation volontaire.

On dit quelquefois que c'est la mémoire qui fait la différence, et que la mémoire est un don. Dans le fait, on peut remarquer que tout homme montre assez de mémoire dans les choses auxquelles il s'applique. Et ceux qui s'étonnent qu'un artiste de piano ou de violon puisse jouer de mémoire, font voir simplement qu'ils ignorent l'obstiné travail par quoi on est artiste.
Je crois que la mémoire n'est pas la condition du travail, mais en est bien plutôt l'effet. J'admire la mémoire du mathématicien, et même je l'envie ; mais c'est que je n'ai point fait mes gammes comme il a fait. Et pourquoi ? C'est que j'ai voulu comprendre tout de suite, et que mon esprit brouillon et rétif s'est jeté dans quelque erreur ridicule dont je n'ai pas su me consoler. Chacun a vite fait de se condamner. L'infatuation est le premier mouvement puni. D'où cette timidité indomptable, qui tombe d'avance à l'obstacle, qui butte exprès, qui refuse secours. Il faudrait savoir se tromper d'abord, et rire. À quoi l'on dira que ceux qui refusent science sont déjà assez frivoles. Oui, mais la frivolité est terriblement sérieuse ; c'est comme un serment de ne se donner a rien.

J'en viens à ceci, que les travaux d'écolier sont des épreuves pour le caractère, et non point pour l'intelligence. Que ce soit orthographe, version ou calcul, il s'agit de surmonter l'humeur, il s'agit d'apprendre à vouloir. »

Alain, Propos sur l'éducation (1932), suivis de Pédagogie enfantine (1963).

Changer ses habitudes

Inspiré de Arthur Schopenhauer, Parerga & Paralipomena, II.26, §307.

« Maints actes attribués à la force de l'habitude reposent plutôt sur la constance et l'immuabilité du caractère originel et inné ; en vertu de ces conditions, dans les circonstances analogues nous faisons toujours la même chose, qui se produit par conséquent avec la même nécessité la première fois que la centième.
La véritable force de l'habitude, au contraire, repose sur l'indolence, qui veut épargner à l'intellect et à la volonté le travail, la difficulté, et aussi le danger d'un choix immédiat, et qui nous fait en conséquence faire aujourd'hui ce que nous avons déjà fait hier et cent fois, en sachant que l'on atteint ainsi son but. »

Un autre problème s'ajoute lorsque cette force de l'habitude ne suffit plus à atteindre son but, tout simplement parce que le but a changé de nature.
Pratiquement : si le but est d'aborder et de résoudre un problème de physique (ou de chimie, ou de maths d'ailleurs), il est illusoire de penser l'atteindre par le seul moyen d'une ou deux formules apprises la veille et plus ou moins retenues.
Cette habitude — qui était peut-être la vôtre et qui a porté, en son temps, ses fruits — est promise, dans un avenir très proche, à devenir un arbre stérile.

« Mais la vérité de ce fait a des racines plus profondes ; car on peut l'expliquer d'une façon plus précise qu'il n'apparaît au premier aspect. La force d'inertie appliquée aux corps qui ne peuvent être mus que par des moyens mécaniques, devient force d'habitude quand elle est appliquée aux corps qui sont mus par des motifs. »

Par force d'inertie, comme la suite le montre, Schopenhauer entend principe d'inertie : "tout corps isolé ou pseudo-isolé est animé d'une mouvement rectiligne uniforme dans un référentiel galiléen sinon il demeure au repos" (or, l'origine de ce mouvement est l'application d'une force à un instant origine donné).

« Les actions que nous accomplissons par pure habitude s'effectuent en réalité sans motif individuel, isolé, spécialement propre à ce cas ; aussi ne pensons-nous pas en réalité à elles. Ce sont seulement les premières actions, passées en habitude, qui ont eu un motif ; le contre-effet secondaire de ce motif est l'habitude actuelle, qui suffit à permettre à l'action de continuer. C'est ainsi qu'un corps, mis en mouvement par une poussée, n'a pas besoin d'une nouvelle poussée pour poursuivre son mouvement ; si rien n'arrête celui-ci, il se poursuivra à jamais [= principe d'inertie]. La même règle s'applique aux animaux : leur dressage est une habitude imposée.
Le cheval traîne tranquillement sa voiture, sans y être contraint ; ce mouvement qu'il exécute est l'effet des coups de fouet qui l'y forcèrent au début ; cet effet s'est perpétué sous forme d'habitude, conformément à la loi de l'inertie. »

Où il apparaît qu'il n'y a pas que de mauvaises habitudes mais qu'on ne doit laisser ces dernières que pour en suivre d'autres, meilleures !
L'indolence n'est donc pas un mal absolu comme le montre l'exemple du cheval.
D'où le paradoxe : il faut être paresseux (indolent) pour travailler régulièrement (si vous me permettez ce pléonasme), alors qu'il faut une force de caractère exceptionnelle pour fournir, en peu de temps, le même travail. Or si la force de caractère développe une fantastique puissance (au sens physique du terme), le travail fourni demeure un travail de moins bonne qualité car inaccompli dans la durée.
Enfants, nous avions compris cela ; aujourd'hui nous devons le mettre en pratique ! Et ce n'est pas vous faire injure que de vous renvoyer à La fable du lièvre et de la tortue, Jean de La Fontaine écrivant en peu de mots et bien plus joliment que ma pomme (la relire avec ses notes et dans le contexte de ce billet devrait vous réserver quelques surprises).

Or, la tortue de La Fontaine, c'est le cheval de Schopenhauer !
Ce cheval n'est rien moins que notre volonté mise en mouvement par les coups de fouets de la raison qui choisit le but et les motifs - et ce, sans allusion sado-masochiste aucune.

Prenez au sérieux l'image car...
« Tout ceci est réellement plus qu'une simple comparaison. C'est déjà l'identité de la volonté à des degrés très différents de son objectivation, en vertu desquels la même loi du mouvement prend des formes si différentes. »

La vérité de l'échange

« Au premier réveil de la réflexion, un homme libre se jure à lui-même d’aimer le vrai par-dessus tout, c’est-à-dire de ne se rien cacher à lui-même, quand la vérité serait tout à fait déplaisante. Il faut donc voir les autres comme ils sont, et se voir soi-même comme on est, sans aucune parure ni hypocrisie. Fort bien. Mais sait-on bien ce que sont les autres ? Et comment savoir ce que l’on est soi-même ? Tout change sous le regard. [...]

Je dis donc qu’il faut d’abord observer le ciel, où nos passions ne changent rien : c’est par là, et ensuite par la mécanique, la physique, la chimie, que se forme un esprit juste ; et admirez le double sens du mot Juste. C’est par là qu’on apprend à rejeter les passions des autres dans la sphère du mécanisme pur, sans intention, sans pensée, sans méchanceté, et, du même coup, à apaiser ses propres passions. De là on vient à régler les sentiments, au lieu de les observer, et à les régler sur l’ordre extérieur, qui est double ; l’ordre des choses, qui est nécessité ; l’ordre humain, qui doit être, et qui sera par liberté, j’entends si on le veut, qui n’est pas encore, et qui est vrai tout de même. La justice est la vérité de l’échange. » 
Alain, Les propos d'un Normand de 1913.

Savoir poser des questions


Lorsqu'on aborde un problème, il faut adopter une démarche de questions et de réponses - lesquelles réponses reposent sur trois choses uniquement : des définitions, des principes et des méthodes.


« L'idée de partir de zéro pour fonder et accroître son bien ne peut venir que dans des cultures de simple juxtaposition où un fait connu est immédiatement une richesse. Mais devant le mystère du réel, l'âme ne peut se faire, par décret, ingénue. Il est alors impossible de faire d'un seul coup table rase des connaissances usuelles. Face au réel, ce qu'on croit savoir clairement offusque ce qu'on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l'âge de ses préjugés. Accéder à la science, c'est, spirituellement rajeunir, c'est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé.
La science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument à l'opinion [ vous savez, le paresseux " c'est évident, non ? " ou bien le contradictoire " ça me semble logique " ]. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître [ le " à quoi ça sert ? " de l'ingénieur qui veut être efficace doit être précédé de la volonté de comprendre le phénomène ]. On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement [ la première des questions à se poser : est-ce que je comprends la question qui m'est posée ? ]. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit. »

Gaston Bachelard, La formation de l'esprit scientifique (1934)

Si on savait tout...


... On serait Dieu, situation infiniment désagréable parce qu'alors on serait forcé de nier sa propre existence sous peine de passer pour un imbécile, de se brouiller avec le Vénérable de sa loge et d'être mal noté dans le quartier. On ne trouverait plus de crédit nulle part et on ne serait plus salué par personne. On passerait pour faire des miracles et pour avoir un crucifié dans sa famille. Enfin une vile populace dénuée de philosophie en confondant la Substance avec l'Accident, appellerait calotin [ecclésiastique (péjoratif)] l'omniscient Bourgeois inculpé de divinité.
Ah ! croyez-moi, le plus sûr, c'est de ne rien savoir et surtout de ne rien tirer du néant, à commencer par soi-même. Au surplus, n'est-ce pas la tradition ? A quelle époque - voulez-vous me le dire ? - les ancêtres de nos bourgeois ont-ils cru profitable de créer la lune et les étoiles ? Il y a tant de choses qu'il est avantageux d'ignorer et tant d'autres qu'il est utile de ne pas faire ! Le but de la vie n'est-il pas uniquement de gagner beaucoup de galette et d'acquérir, par ce moyen, la Mort éternelle ?

Léon Bloy, Exégèse des Lieux Communs (1901).

Voilà la pensée cynique du moment... et je laisse libre cours aux interprétations, du moment qu'elles dépassent le premier degré ;-)